Neutralité carbone : agir tôt pour éviter l'urgence selon Aude Pommeret

On a tout intérêt à agir sans tarder, car nous savons que l’action sera nécessaire à terme. Mieux vaut se préparer que devoir s’ajuster dans la précipitation à l’horizon 2050.
Où en est la France dans son objectif de neutralité carbone pour 2050 ?
Les engagements ont été posés dès 2017 dans le Plan Climat, avec un cap clair : atteindre zéro émission nette de carbone en 2050. Mais sept ans plus tard, les avancées restent modestes. On observe des initiatives ponctuelles, non coordonnées et surtout insuffisantes. Le contexte politique international joue aussi un rôle : les États-Unis ont envoyé un signal de ralentissement, et plus largement, on ressent un désintérêt croissant pour les enjeux environnementaux.
L’enjeu, c’est que les efforts à produire aujourd’hui ne seront pleinement visibles que demain, pour les générations suivantes. Cela rend l’action moins urgente dans l’esprit collectif. Or, même si les émissions avaient baissé pendant les confinements, elles sont reparties à la hausse ensuite.
Vous avez contribué aux Commissions Quinet, qui travaillent sur la valeur du carbone. Que signifie ce concept ?
La valeur tutélaire du carbone, c’est une estimation du coût qu’il faut engager pour réduire les émissions de gaz à effet de serre afin d’atteindre la neutralité carbone. Autrement dit, elle mesure l’effort collectif à fournir pour décarboner nos activités.
Cet effort peut prendre plusieurs formes : une taxe carbone, des subventions ou des réglementations. Ce sont des outils de politique économique. La taxe carbone est directe, et donc plus visible. Les normes, elles, sont souvent plus coûteuses pour la société, même si leurs effets sont moins immédiatement perçus.
Où en est la fiscalité carbone en France aujourd’hui ?
La taxe carbone française, appelée Contribution Climat Énergie (CCE), est aujourd’hui fixée à 44,6 euros la tonne de CO₂. Ce montant n’a pas évolué depuis 2018, car sa progression prévue à 55 €/tCO₂ a été bloquée par le mouvement des Gilets Jaunes.
Mais cette taxe ne couvre pas tous les secteurs : par exemple, 15 % des émissions du secteur de l’énergie échappent à toute tarification, que ce soit via la CCE ou le marché européen du carbone (quotas d’émissions).
La Commission Quinet 2025 recommande pourtant une valeur cible de 300 €/tCO₂ d’ici 2030, en cumulant tous les instruments (taxes, subventions, quotas, régulations). C’est une condition essentielle pour inciter à un vrai changement.
Pourquoi cette tarification est-elle si cruciale ?
Parce qu’émettre du carbone a un coût environnemental et sociétal que personne ne paie directement : c’est ce qu’on appelle un coût externe. C’est pourquoi les émissions dépassent largement ce qui serait souhaitable.
Il faudrait au moins doubler le niveau actuel de la taxe, et surtout, y associer des investissements massifs et des politiques d’accompagnement. Si on voulait théoriquement tout régler par une taxe, il faudrait qu’elle reflète la véritable valeur du carbone. Celle-ci est aujourd’hui estimée, par consensus scientifique, à plus de 100 €/tCO₂.
Mais il est difficile d’imposer une taxe unique à ce niveau. L’idée est plutôt de cumuler différents leviers, afin que leur impact global équivaille à cette valeur. Et surtout, il faut redistribuer une partie de ces recettes pour protéger les ménages les plus modestes, qui sont aussi les plus exposés à la transition.
Quelles actions concrètes seraient à mettre en œuvre dès aujourd’hui ?
Il est indispensable de disposer de valeurs de référence des coûts d’abattement pour les différentes options de décarbonation. C’est ce que nous avons développé avec France Stratégie, en publiant une méthodologie claire, suivie de six rapports sectoriels.
Par exemple :
Dans les transports, il est recommandé de remplacer les véhicules thermiques par des véhicules à faibles ou très faibles émissions.
Dans le secteur de l’électricité, déjà décarboné à plus de 90 % grâce au nucléaire, il est possible d’atteindre la neutralité (voire des émissions négatives) en renforçant les énergies renouvelables comme le solaire et l’éolien, et en mettant en place des solutions de stockage pour lisser la production.
Il faut aussi intensifier l’électrification des usages, ce qui suppose des investissements publics importants, notamment pour le déploiement d’infrastructures comme les bornes de recharge.
Pourquoi est-il si important d’agir dès maintenant ?
La France a tout intérêt à agir sans tarder, car nous savons que l’action sera nécessaire à terme. Mieux vaut se préparer que devoir s’ajuster dans la précipitation à l’horizon 2050.
Cela suppose d’investir dès aujourd’hui dans la recherche, les innovations technologiques et les infrastructures, dont les effets bénéfiques profiteront aussi aux pays en développement.
Dans le rapport Pisani-Ferry – Mahfouz (2023), nous avons estimé qu’un investissement de 67 milliards d’euros par an serait nécessaire, dont la moitié réalisée par l’État. Le rapport suggère également un prélèvement exceptionnel sur le patrimoine des plus aisés, afin de financer de manière équitable cette transition.

Aude Pommeret, professeure en sciences économiques
―@rougeetblanc